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I : Un garçon et une fille

I

DÉBUT SEPTEMBRE, une vague de chaleur inattendue frappait l’Illinois. Sur le terrain de sport, l’humidité et les températures étouffantes aggravaient la tension des entraîneurs et des joueurs. Dans de telles conditions, le dernier entraînement avant le match du lendemain serait difficile.

Quand le jeune Luca Dilorio apparut avec un œil au beurre noir et un tee-shirt à manches longues au lieu de son débardeur habituel, tous les regards se braquèrent sur lui.

Pendant l’échauffement, la sueur coula sur son dos, plaquant contre sa peau le tissu de son tee-shirt et ajoutant à son supplice. Son œil qui palpitait au rythme des battements de son cœur le démangeait terriblement. Dès que les joueurs eurent une pause pour se désaltérer, Luca arracha son tee-shirt avec un soupir de soulagement. Malheureusement, l’entraîneur Taggart aperçut alors les griffures sur ses bras et l’attira derrière les gradins pour un interrogatoire au troisième degré. Luca l’avait déjà vu utiliser cette technique sur d’autres joueurs, mais sans trop y prêter attention. Jamais il n’avait donné à son coach une raison de le prendre à part. Aujourd’hui, cependant, c’était différent.

— Tu mens ! jeta l’entraîneur après avoir écouté ses explications laborieuses. Dis-moi la vérité ou je mènerai mon enquête.

— J’ai juste reçu un coup de coude, Coach. C’était un accident.

— Je ne te crois pas, Dilorio.

Pour ne pas empirer son cas, Luca ravala une dénégation indignée. Il tentait seulement de ne pas faire un drame de son coquard et ne comprenait pas du tout le scepticisme de son entraîneur. Jusqu’à ce jour, tous les adultes de son entourage avaient toujours cru en sa parole. Sans doute son visage était-il révélateur, car Luca ne savait pas mentir. Chaque fois qu’il s’y risquait, il devenait rouge comme une pivoine. Et Taggart n’avait rien d’un imbécile.

— Avoue, ou j’appelle ton père.

— Ils sont tous deux à l’étranger.

— Tu es chez ta mère ?

— Non, elle est aux Philippines avec mes grands-parents, mon beau-père et ma petite sœur. Ils reviendront dans trois semaines.

— Alors qui te garde, bon sang ?

— J’ai presque quinze ans, s’offusqua Luca. Je n’ai pas besoin d’être gardé.

— Je ne disais pas ça au sens littéral.

— Ah…

— J’ai simplement du mal à croire que tes parents t’aient laissé seul pendant un mois sans la supervision d’un adulte.

— Je suis chez mes oncles.

— Lesquels ? insista Taggart.

— Clark Stevens et Jody Williams.

Le visage de l’entraîneur s’illumina. Il avait reconnu le nom de la star des Bears – l’équipe de football de Chicago.

— Sans blague ?

— Oui.

— Bon à savoir. Revenons-en à notre problème.

— Il n’y a pas de problème, protesta Luca.

Il tourna la tête vers le parking, qui était séparé du terrain d’entraînement par un grillage. Taggart suivit son regard et aperçut un adolescent dégingandé dont le visage était partiellement recouvert par le capuchon de son sweat gris.

— N’est-ce pas Chip Davidson ?

— Si.

— Pourquoi ne s’est-il pas inscrit dans notre équipe ?

Luca haussa les épaules.

— Pourquoi ne pas lui poser la question ?

— Je croyais qu’il était ton meilleur ami.

— C’est vrai, depuis que nous nous sommes rencontrés quand j’avais dix ans.

— Il a joué pendant des années dans les minimes de la ligue Pop Warner, alors je trouve vraiment étrange qu’il ne continue pas à l’école secondaire. J’aurais bien besoin de lui. Il surveillait bien tes arrières.

— Je sais.

— Alors, pourquoi ce revirement ?

— Ce n’est pas à moi de le dire.

Taggart grogna.

— Peuh !

— C’est vrai, quoi ! marmonna Luca.

— Tu t’es battu, reprit l’entraîneur. Je veux savoir d’où te vient ce coquard.

— Je ne me suis pas battu, je suis seulement intervenu dans une… dispute pour tenter de les séparer.

— Personne ne t’a appris que c’est toujours le bon Samaritain qui finit cabossé ?

Le silence buté de Luca sembla énerver son entraîneur.

— Tu es certain qu’il ne s’agit pas d’un problème avec les autres ?

— Oui, sûr et certain.

— Ils ne t’ont pas charrié sur les gays ? insista Taggart.

Luca leva les yeux au ciel. Puis il maîtrisa sa frustration et répondit les dents serrées, en petites phrases saccadées :

— Vous aurez peut-être du mal à le croire, Coach, mais la guéguerre hétéro vs homos, ça date un peu. Je me demande bien pourquoi tout le monde me demande si j’ai été agressé par un homophobe chaque fois que j’ai un genou écorché ou un coquard ! Les ados se querellent pour tout et n’importe quoi. Et je vous assure que les autres sont bien plus ouverts d’esprit que vous semblez le penser. Ils se fichent bien de qui couche avec qui, tant que ça reste discret.

— Change de ton, jeune homme.

Luca toisa les yeux gris foncé qui le regardaient sévèrement. À un mètre quatre-vingt, il avait la même taille que son entraîneur et ne se sentait pas intimidé.

— Alors, on fait quoi ? jeta-t-il avec arrogance. J’écope d’une punition ou je reprends l’entraînement ?

— Tu vas me faire cinq tours du terrain au pas de course, suivi de trente-cinq pompes. Et à la prochaine insolence, tu restes sur la touche demain.

— Oui, m’sieur, dit Luca, qui détalait déjà.

TAGGART ÉTAIT un peu surpris par cette rébellion. En son for intérieur, cependant, il admirait le gamin de lui avoir tenu tête. Bien entendu, il ne pouvait pas laisser passer l’incident sans le sanctionner. Il connaissait Luca depuis plusieurs années, mais il ne lui avait accordé son attention qu’à partir du moment où le gamin était devenu quaterback de la ligue Pop Warner. Au cours du dernier match de la saison, Taggart avait été impressionné par son jeu audacieux qui, contre toute attente, avait réussi à faire gagner son équipe. Cette brillante stratégie de dernière minute avait valu au jeune Luca bien des accolades, mais aussi une certaine notoriété auprès des entraîneurs d’écoles secondaires présents dans les tribunes.

Russell « Rock » Taggart avait donc été ravi quand Luca s’était présenté dès le premier jour à l’entraînement, peu après son entrée à Barrington High. Avec Luca dans l’équipe, l’entraîneur avait de grands espoirs et envisageait déjà plusieurs saisons victorieuses. Dès l’an prochain, il avait l’intention de lancer son jeune quaterback dans le jeu universitaire comme nouveau suppléant après que le titulaire actuel eut obtenu son diplôme. Bien sûr, Luca était grand pour son âge et en excellente forme physique, mais Taggart s’intéressait tout particulièrement à la force sous-jacente qu’il devinait sous cette façade décontractée. Après tout, politiquement correct ou pas, le gosse avait grandi en apprenant à surmonter des obstacles monumentaux. Être élevé par deux pères gays et avoir deux oncles tout aussi homos qui assistaient à tous ses matchs n’étaient pas si facile à vivre, même dans le monde actuel.

Parler de tolérance et vanter les vertus du mariage homosexuel, c’était une chose, mais vivre le quotidien de Luca était tout à fait différent. Régulièrement pris à partie par des mentalités bornées qui refusaient tout ce qui sortait de l’ordinaire, Luca réussissait en général à apaiser la situation. Après quelques rencontres, on ne pouvait pas s’empêcher d’apprécier le gamin. Il avait parfaitement accepté son pool génétique et prouvé avoir les couilles de surmonter la plupart des écueils. Cependant, il venait d’entamer une nouvelle aventure : l’école secondaire. Deux mots qui évoquaient toutes sortes de scénarios redoutables.

L’entraîneur Taggart tenait à s’assurer que le garçon avait pris un bon départ. Il sortit son smartphone et appela la conseillère d’orientation de Luca. Dès qu’une voix familière lui répondit, il jeta :

— Annie, que se passe-t-il avec mon quarterback de première année ?

— Luca ?

— Oui.

— Pourquoi cette question ? Je ne suis au courant de rien.

— Il s’est battu et refuse d’en parler, mais je parierais que ça concerne le petit Davidson.

— Chip ?

— Oui, bien sûr ! Il n’y a pas d’autre Davidson !

— Si, Chip a une sœur.

— Oublie la sœur, je te parle de Chip, merde !

— Calme-toi, murmura Annie.

— Excuse-moi, enchaîna Taggart. Je déteste ne pas savoir ce qui trouble mes joueurs.

— Écoute, je vois Luca demain après le déjeuner. Je tenterai d’en savoir plus.

— Bonne chance !

— Peut-être une approche plus subtile aura-t-elle de meilleurs résultats.

— Peut-être. En tout cas, il cache quelque chose et je veux savoir ce que c’est avant que ses performances sur le terrain en soient affectées.

— Et c’est tout ce qui t’importe, pas vrai ?

— C’est mon job, Annie. Je dois m’assurer que mes joueurs ont la tête au jeu.

— D’après ce que j’ai vu jusqu’ici, Luca a une tête solide.

— Alors, essaie de savoir pourquoi on dirait qu’il a été attaqué par des chats sauvages. Il a les bras tout griffés et un sacré coquard.

— Je ferai de mon mieux.

— Tiens-moi au courant.

— Tu sais très bien que mes conversations avec les élèves sont confidentielles.

— Comment diable puis-je aider Luca si j’ignore ce qui se passe ?

— Essaie d’être patient et…

— Non, coupa Taggart.

Il raccrocha rageusement et retourna sur le terrain. Luca courait toujours, il ne paraissait pas essoufflé. Et les pompes feraient partie de son échauffement – et il en ferait le double. Avant la fin de la séance, il aurait encore le temps de faire des lancers de ballon. Du coin de l’œil, Taggart remarqua Chip, qui continuait à surveiller Luca.

Même si l’entraîneur détestait porter un jugement non étayé sur un élève, Chip avait cependant un comportement étrange depuis la rentrée, quatre semaines plus tôt. Taggart se souvenait que le jeune garçon, dans la ligue Pop Warner, avait été un excellent tackle gauche. S’il s’était inscrit dans l’équipe de première année, il aurait été un atout, mais il avait annoncé préférer se consacrer à son travail, parce que de bonnes notes comptaient plus que le jeu. Comme Chip envisageait de faire médecine, il craignait sans doute que le football fasse chuter son GPA [1]. Quelle ironie vraiment que Chip, contrairement à la majorité de ses condisciples, se préoccupe davantage de son avenir que d’une éventuelle admission dans l’équipe junior ! En général, les « première année » comprenaient mal l’importance de leurs notes avant la réception de leurs premières évaluations : ce jour-là, ils retombaient dans la dure réalité. Mais Chip paraissait plus mûr.

Taggart se demanda s’il ne devait pas appeler Grier, quitte à le déranger pendant ses vacances. Il lui serait facile de décrocher le téléphone et d’expliquer au père la situation de son fils. Le problème, c’était que ça ferait de lui un mouchard… et Luca pourrait ensuite lui en vouloir. Taggart refusait de courir ce risque.

Il était jadis à école secondaire avec Grier Dilorio et Jack Davidson, le père de Chip. Tous trois jouant dans la même équipe pendant quatre ans, ils avaient été amis, puis perdu contact une fois diplômés. Les retrouvailles avaient eu lieu bien des années plus tard, quand Grier avait inscrit son fils dans la ligue Pop Warner. C’était cinq ans plus tôt.

Taggart avait été plus qu’un peu surpris de découvrir que son ancien camarade était gay. Il se souvenait d’avoir dragué les cheerleaders avec lui et échangé des blagues salaces dans les douches. À l’époque, personne n’avait envisagé que Grier puisse s’intéresser à la nudité de ses coéquipiers. De plus, il avait bien évidemment couché avec Jillian, sinon Luca n’existerait pas… Alors, pourquoi avait-il viré de bord ? C’était un mystère que personne ne tenait à explorer, mais bien des mâchoires étaient restées béantes en voyant Grier arriver avec son partenaire au premier jour d’entraînement. Les langues s’étaient vite déliées en apprenant que les deux hommes étaient mariés. Très vite, les rumeurs s’étaient propagées comme un nuage toxique.

Quand Grier avait proposé d’aider l’entraîneur, il avait fallu du cran – et le soutien discret de Clark Stevens, un Chicago Bear ouvertement gay – pour rassurer certains parents d’esprit étroit, sinon franchement homophobes. Certains nouveaux venus pensaient qu’un gay ne connaissait rien au foot, d’autres avaient cherché à l’expulser en parlant d’une mauvaise influence sur les enfants, mais les anciens coéquipiers du quaterback avaient serré les rangs, sidérés par l’hostilité mobilisée contre lui. Grier, qui se considérait simplement comme un père désireux de donner le meilleur à son fils, était conscient d’avoir le savoir-faire nécessaire et l’expérience du terrain. Il avait failli perdre son calme le jour où quelques gamins, sans doute influencés par leurs parents, s’en étaient pris à Luca pendant un match et l’avaient fait trébucher. En apprenant que son fils s’était aussi fait traiter de pédé, Grier avait vu rouge. Il avait réussi à se maîtriser de justesse, grâce à la poigne de fer de Clark et aux supplications de Lil.

De plus, Luca avait été la voix de la raison, exhortant son père à le laisser mener seul ses batailles. Peu à peu, il avait conquis ceux qui l’avaient insulté et pris la tête de son équipe. Luca était un athlète né et Taggart détestait l’idée qu’on ternisse son étoile.

Après l’entraînement, il se rendit dans son bureau et consulta le dossier de Luca, cherchant ses contacts en cas d’urgence : il trouva les noms et numéros de téléphone de Clark Stevens et du Dr Jody Williams. Sur une impulsion, il décida de confier ses doutes à Clark. Il s’empressa de taper son numéro de téléphone sans se donner le temps de changer d’avis. Peut-être n’y aurait-il personne…

— Stevens, gronda une voix rauque.

— Salut, Clark. Ici Rock Taggart.

— Je vous connais ?

— Je suis l’entraîneur de Luca à l’école.

— Désolé, dit Clark, semblant embarrassé. Je n’ai pas reconnu votre nom.

— Pas de souci, lui assura Taggart. Voilà, je vous appelle parce qu’il y a eu un incident impliquant Luca et j’ai pensé que mieux valait que vous soyez au courant. D’après ce qu’il me dit, ses parents sont tous à l’étranger.

— Oui, ils ne rentreront pas avant un mois.

— Je voulais savoir de qui Luca tient son coquard.

— Comment ? aboya Clark. Il s’est fait cogner ?

— Je ne connais pas les détails. Il prétend être intervenu dans une dispute et refuse de me dire qui était impliqué.

— Et le match de demain ? Il va pouvoir jouer ?

— Bien sûr. Il n’est pas réellement blessé.

— Je dois aller le chercher d’ici une heure chez Chip Davidson. Peut-être me parlera-t-il plus librement qu’à vous.

— À propos du petit Davidson, enchaîna Taggart, vous le connaissez bien ?

— Il me semble être un gentil garçon.

— Je réserve mon jugement.

— Si vous avez des choses à dire, allez-y. Je suis responsable de Luca ce mois-ci, je ne veux pas de coup fourré. Ça va déjà être suffisamment stressant comme ça !

— Vous gardez Luca tout le mois ?

— Bien sûrEt ça ne nous dérange pas, bien entendu. Luca est un gamin génial, mais je prends mes responsabilités au sérieux et je tiens à couvrir toutes les bases.

— Je vous comprends, répondit Taggart, je suis dans le même cas.

— Alors, que reprochez-vous à Chip ?

— En toute franchise, je ne sais pas. Il y a juste quelque chose de pas net chez ce gosse.

— Coach, j’ai besoin de faits.

— Très bien, vous serez le premier informé dès que j’en aurai.

— D’accord, merci pour votre appel.

— De rien.

DU POUCE, Clark coupa la connexion et reposa son téléphone. Cet appel inattendu le surprenait. Quand Grier et Lil, désireux de partir en Italie, leur avaient demandé de garder Luca, Clark avait été certain que ce serait une simple formalité. Le gamin était bien élevé et facile à vivre. Tout le monde l’aimait ! Il était aussi irrésistible qu’un hamburger bien garni. Alors, l’imaginer recevoir un coup de poing était presque impossible. De plus, Luca savait se défendre, son père lui avait appris à se battre. Clark aussi. Luca avait la stature et l’entraînement nécessaires pour relever un défi. Que s’était-il donc passé ?

Rien de grave. Du moins Clark l’espérait-il fortement. Dans le cas contraire, il n’hésiterait pas à déranger Grier, même si ce dernier était parti bien déterminé à laisser ses responsabilités derrière lui pour consacrer à Lil tout son mois de septembre. L’atmosphère était un peu tendue depuis mars dernier, date à laquelle l’architecte avait eu quarante-cinq ans. Comme chaque année, il avait fait une nouvelle crise d’angoisse liée à son âge, Grier y était plus ou moins habitué. Sauf que cette fois-ci, Lil n’avait toujours pas retrouvé le moral six mois plus tard. Il s’était absorbé dans son travail pour oublier cette peur déraisonnable qui le hantait : que son jeune partenaire le quitte un jour. Lil était de plus en plus conscient que Grier avait douze ans de moins que lui et qu’il recevait constamment des propositions d’hommes attirants et de femmes séduisantes. Lil était donc certain que Grier cèderait un jour ou l’autre à la tentation, et rien ne pouvait l’en faire démordre. Grier, qui n’avait jamais été plus amoureux, ne comprenait pas cette angoisse et il en devenait fou. Il avait tout tenté pour le rassurer, lui accordant même une opération de chirurgie plastique à laquelle Lil tenait éperdument. En vain. L’architecte avait refusé et jeté dans un tiroir la documentation concernant la procédure, des descriptifs qu’il avait pourtant collectés avec un soin obsessionnel.

Clark et Jody s’inquiétaient eux aussi de cette dépression prolongée. Aussi, quand Grier leur avait annoncé avoir convaincu son compagnon de partir avec lui en vacances, avaient-ils été aussi soulagés de la solution qu’honorés de recevoir Luca chez eux. Ils étaient enthousiasmés à l’idée de devenir un mois durant les pères de substitution du gamin le plus génial qui soit. Étant parmi les meilleurs amis de ses deux pères, ils connaissaient et aimaient Luca depuis sept ans et avaient eu le privilège de le voir grandir. Le conduire à l’école ou à ses entraînements n’avait rien d’une corvée, d’autant plus que Clark était actuellement sur la touche à la suite d’une blessure qu’il s’était faite au camp d’été des Bears. S’occuper de Luca lui évitait de ressasser sa carrière, ou plutôt d’envisager sa retraite anticipée, un sujet délicat qui revenait régulièrement entre Jody et lui depuis des mois. Clark préférait se concentrer sur le défi d’assurer à Luca la meilleure entrée possible dans son équipe de première année.

L’adoption devenait plus facile pour les couples homosexuels – même si certains optaient pour en avoir via des mères porteuses –, mais à l’époque où Clark et Jody s’étaient rencontrés, c’était loin d’être le cas. Ou peut-être y avait-il déjà eu des solutions qu’ils avaient manqué, trop intéressés l’un dans l’autre pour y réfléchir vraiment. Souvent, Clark se demandait ce que ce serait d’avoir des enfants à la maison. Il avait quitté sa famille depuis des années et le passage du temps avait effacé les mauvais souvenirs qu’il en gardait. Oubliant les misères que lui avaient fait subir ses aînés et son père qui se moquaient de ses troubles de l’attention, Clark gardait de son enfance le souvenir de jeux partagés et sa complicité avec ses quatre frères, en particulier les jumeaux, Jason et Mike. Tous deux, récemment mariés, attendaient leur premier enfant. Clark aurait aimé que ses frères vivent près de Chicago afin de mieux connaître leurs familles. Il aurait voulu accompagner régulièrement ses neveux – ou d’autres enfants – à droite et à gauche, à des matchs, des entraînements. Il avait espéré que ses chiens combleraient le vide qu’il ressentait parfois, mais ce n’était pas pareil, aussi bons compagnons soient-ils.

Il était convaincu que Jody et lui seraient de bons parents, mais à ce stade, une adoption était-elle encore possible au cas où ils décidaient de sauter le pas ? En attendant, avoir Luca à la maison leur donnerait un petit aperçu de la vie dans les tranchées. Après tout, Clark n’avait que trente-cinq ans, âge auquel beaucoup commençaient à fonder une famille. En revanche, Jody en avait quarante-cinq, aussi l’idée risquait-elle de le faire renâcler, même si son père l’avait eu assez tard et s’en était plutôt bien sorti. Peut-être Jody ne ferait-il pas trop de difficultés, finalement.

Clark décida de parler à Luca avant d’appeler Grier. Inutile d’ajouter aux soucis de son ami tant qu’il ignorait ce qui se passait. En cas de véritable problème, il serait toujours temps de chercher une solution.

[1] Grade Point Averages, évaluation d’un étudiant américain en fonction de ses notes, chaque matière étant pondérée selon le choix d’orientation.