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I

PLANTE DEVANT le comptoir des infirmières, Jody terminait d’écrire son rapport journalier. Il fut interrompu par le crissement d’une ambulance et une course rapide résonnant derrière lui qui annonçait une nouvelle arrivée au centre des urgences traumatiques Alta Bates de Berkeley, en Californie. Un urgentiste entra dans le hall des admissions en poussant une civière où gisait un joueur de football américain. Le blessé portait encore tout son attirail et tenait son bras gauche dans un angle bizarre. Il avait des traces de boue sur la joue gauche et son jersey bleu marine, qu’ornait le logo doré Cal , était raidi de boue et de brins d’herbe. À ses côtés, un autre homme marchait, muni du casque du joueur et d’un sac de voyage.

Ils s’engouffrèrent tous dans la stalle numéro six, l’endroit où Jody travaillait aux urgences. Il jeta un coup d’œil à l’horloge et réalisa que sa garde ne se terminait pas avant dix minutes. Il se força donc à rendosser son personnage de médecin, qu’il avait enlevé quelques minutes plus tôt. Il parcourut le corridor en se passant les doigts dans les cheveux afin de se rendre plus présentable. Vain effort. Après douze heures d’astreinte, il était certainement aussi débraillé qu’il se sentait fatigué.

Il prit une brève seconde de pause, écoutant les voix coléreuses résonnant derrière le rideau qui garantissait l’intimité des patients. Lorsqu’il le repoussa, il remarqua que le joueur blessé portait toujours son uniforme, à l’exception de son jersey, celui-ci ayant apparemment été découpé sur lui. Les épaulières renforcées restaient en place, ce qui dans ce contexte, donnait à l’homme une apparence étrange.

L’entraîneur Brenner, d’après le nom brodé sur la poche de sa chemise, cessa de parler à la minute où Jody écarta le rideau et pénétra dans la pièce. De toute évidence, son discours avait bouleversé le joueur blond : des larmes coulaient sur ses joues. L’homme les essuya d’un geste brusque, mais ses pommettes restèrent marquées de deux taches rouge vif. Cela poussa Jody à se demander ce qui se passait au juste.

— Est-ce que tout va bien ?

— J’essayais juste de comprendre comment nous nous sommes retrouvés ici, répondit l’entraîneur. Cela n’aurait jamais dû arriver.

— Eh bien, peu importe le pourquoi et le comment, vous êtes là, et c’est moi qui suis désormais chargé de m’occuper de vous.

Jody parlait doucement, mais sa voix ne laissait quasiment aucune latitude pour argumenter.

— Je veux que vous sortiez, monsieur, pour que je puisse examiner votre joueur.

L’entraîneur marmonna une protestation, mais Jody refusa de céder. Il le regarda sortir.

Dès qu’il eut quitté la pièce, bien à contrecœur, le joueur poussa un soupir de soulagement. Ensuite, il tourna son regard vers Jody. Il avait toujours les joues rougies, mais ses larmes se tarissaient peu à peu. Jody traversa toute la pièce jusqu’à l’évier situé de l’autre côté. Il remplit d’eau un gobelet en plastique et le porta à son patient.

— Tenez, vous devriez en prendre quelques gorgées, ça vous ferait du bien.

— Merci, répondit l’autre.

Il tendit vers le gobelet une main tremblante, puis en sirota le contenu avec avidité. C’était incontestablement un homme superbe. Jody sentit son pouls s’accélérer tandis qu’un élan de chaleur le traversait de part en part.

— Je suis le docteur Williams.

Il parla à mi-voix tout en jetant le gobelet vide dans la poubelle.

— Clark Stevens, répondit le blond.

Il prononça son nom comme s’il s’attendait à ce que Jody le reconnaisse instantanément.

Jody baissa les yeux sur le dossier du patient.

— C’est bien ce qui est écrit là. Enchanté de faire votre connaissance.

Il effleura le bras indemne de l’homme et continua :

— D’après ce que je vois, vous avez fait une mauvaise chute.

— Ouais, une erreur stupide. J’ai été distrait et j’ai perdu l’équilibre.

Clark avait répondu d’une voix normale, paraissant avoir récupéré de son accès d’émotivité. Jody tenta de lui faire remuer son bras, mais il s’interrompit dès qu’il vit son patient grimacer.

— Vous avez mal quand je vous fais ça ?

— Un peu.

— Il peut s’agir d’une fracture, mais je vais avoir besoin de radios pour confirmer ce diagnostic. En attendant, je vais vous faire une injection contre la douleur.

— Non ! s’exclama Clark avec vigueur. Pas de piqûre.

Jody voyait bien que le gaillard était terrorisé et à nouveau agité, mais ses raisons étaient plus profondes qu’il n’y paraissait. Le médecin choisit donc une approche en douceur.

— Vous risquez de souffrir quand vous serez en radiologie. J’aimerais vraiment que vous acceptiez.

— Non. Je ne prends d’analgésiques qu’en cas d’urgence.

— Et une fracture, ce n’est pas une urgence à vos yeux ? s’étonna Jody, un sourcil relevé.

Le joueur se contenta de secouer la tête. Jody se demanda quelle était son histoire, il la devinait compliquée.

— C’est à vous de décider, Clark. Un infirmier va venir vous chercher pour vous conduire jusqu’au premier étage. En attendant, vous n’avez qu’à rester couché et à vous détendre. Y a-t-il un moyen d’enlever ces épaulières sans les découper ? Je ne connais rien au football.

Clark opina et chercha à détacher les sangles. D’une seule main, ça lui était difficile. Quand Jody le remarqua, il s’approcha pour l’aider. En manipulant les attaches, il effleura la main de Clark et fut étonné des étincelles que ce simple contact déclencha en lui. Clark ne faisait aucun effort pour accélérer le processus, il paraissait même s’amuser de la maladresse du médecin. Jody reconnut une avance implicite dans son petit sourire. Il s’interrompit et examina le joueur sous un jour tout à fait nouveau.

— Expliquez-moi comment je dois détacher tout ça, demanda-t-il.

Il n’arrivait plus à quitter des yeux la bouche de Clark. C’était absolument le genre de bouche que l’on pouvait qualifier ‘d’embrassable’.

— Appuyez sur l’attache argentée, répondit Clark.

Il déplaça la main de Jody jusqu’au centre de son épaulière. Tout à coup, la pièce sembla rétrécir tandis que la chaleur corporelle des deux hommes augmentait, que l’électricité crépitait entre eux. Jody trouva enfin le mécanisme qu’il ouvrit, libérant les protections de leurs harnais serrés. Il les enleva délicatement, sans pouvoir éviter de toucher les muscles fermes de Clark au niveau des épaules et des biceps. Les deux hommes retenaient leur respiration lorsque Jody retira enfin les épaulières.

Jody vit Clark se mordre la lèvre et froncer les sourcils.

— Ne remuez pas votre bras, le prévint-il. Vous êtes certain que vous ne voulez rien contre la douleur ?

— Je vais très bien, Doc. Et vous ?

La question secoua Jody, surtout accentuée comme elle l’était par un sourire malicieux. Il fit une pause pour réfléchir à la situation. Clark se moquait-il de lui ou bien attendait-il de le voir mordre à l’hameçon ? Qui était cet homme ? Le médecin recula d’un pas, décidé à rester prudent malgré l’attraction violente et inattendue qu’il ressentait.

— Ce n’est pas moi le patient, Clark. C’est vous.

J’ETAIS COUCHE sur cette civière, à regarder défiler les néons du plafond pendant qu’on m’emmenait jusqu’aux étages inférieurs, en radiologie. Je n’arrivais pas à croire que je me trouvais dans cette situation à cause d’un moment d’imprudence. Et pourtant, je devrais y être habitué. Dans ma vie, la plupart des emmerdes se produisaient dès que je me laissais distraire. J’étais baisé. Complètement. En cas de fracture au bras, je ne quitterais pas la touche de tout le reste de la saison. Les autres allaient péter un câble, surtout mon père.

Le seul côté positif de tout ça, c’était le toubib. Comment avais-je eu la chance de tomber sur quelqu’un d’aussi chouette ? Aux urgences, le personnel dans sa généralité paraissait avoir connu de meilleurs jours. Je ne m’attendais vraiment pas à voir un superbe spécimen aux épaules de nageur olympique. Avec des muscles pareils, on aurait cru que sa blouse médicale bleue était peinte à même sa peau. Ajoutez à cela des yeux d’épagneul et un sourire à tomber, j’avais tout de suite compris que j’étais mal barré. Un mec aussi beau ne pouvait que s’attendre à provoquer de vives réactions !

Le véritable choc pour moi, ce fut de céder à mon impulsion. En temps normal, je gardais mes émotions bien cadenassées, surtout sur mon territoire. Berkeley étant un microcosme, je ne pouvais prendre aucun risque, le monde du football était bien trop étroit. Mais ce soir, je n’avais pu me retenir. Quelque chose chez ce médecin avait déclenché quelque chose en moi. Et j’étais quasiment certain qu’il se trouvait dans le même état. Quand j’avais vu ses mains tâtonner sur mes épaulières, j’avais été convaincu d’avoir eu raison.

À l’heure actuelle, il devait probablement se trouver en état de choc, à se demander ce qui s’était passé au juste. Il m’avait dit ne rien connaître du football, donc il ne me connaissait pas, mais ça changerait dès qu’il commencerait à poser des questions. Il penserait alors avoir vécu un bref aller-retour dans un monde alternatif, ou bien avoir tout imaginé. Parce que l’idée que Clark Stevens allume un autre mec serait impensable.

Serrant très fort les paupières, je me laissai envahir par mon côté obscur en acceptant un aspect de ma personnalité que je condamnais, en temps normal, dans une prison bien plus solide qu’une cellule d’Alcatraz. C’était seulement quand la douleur devenait intolérable que je permettais à mon secret de s’échapper et, désespéré, je me retrouvais à surfer sur le Net, sur d’innombrables sites pornos. C’était ce moi profond qui s’excitait tellement en imaginant divers scénarios : le médecin pressant son sexe contre le mien ou bien moi à genoux, le visage et la poitrine inondés de son sperme. J’étais le seul à connaître ce Clark Stevens-là. Parce qu’aucun de mes fantasmes concernant une rencontre d’homme à homme ne s’était encore réalisé.

Je passais ma frustration sur le terrain, où je m’entraînais sur le dispositif à tacler jusqu’à en tomber d’épuisement. C’était pour moi le seul moyen de garder mes plus sombres pensées hors de ma tête, aussi frappais-je de plus en plus en plus fort et courais-je de plus en plus vite, me transformant en véritable machine, implacable. Je finis par attirer l’attention des recruteurs universitaires de football américain. L’an passé, en 2002, ils m’avaient nommé ‘joueur de l’année’ à la réunion Pac-10 . Depuis, des agents étaient venus me proposer des contrats et la NFL salivait en suivant mes résultats. Mon père trépignait d’impatience pour que je termine ma dernière année à l’université et que je sois enfin apte à être recruté comme pro. Je tenais le monde dans le creux de ma main. Pas question de tout foutre en l’air ! En clair : ledit monde ne devait jamais apprendre que j’étais gay.

QUAND LA porte de l’ascenseur s’ouvrit, Jody vit une infirmière pousser la civière jusqu’à lui, au bout du couloir. Elle s’arrêta en voyant le médecin s’approcher de son patient pour prendre de ses nouvelles. Clark avait des perles de sueur qui gouttaient sur son front et ses traits parfaits se crispaient de douleur.

— Cela empire, pas vrai ? s’enquit Jody.

— Ouais, effectivement.

— Laissez-moi vous donner quelque chose.

— Pas de codéine, d’accord ? Ça me fait vomir.

— C’est bon à savoir.

Tout en parlant, Jody gribouilla quelques mots sur le dossier de Clark. Il demanda ensuite à l’infirmière de lui préparer du Demerol, un antalgique opiacé de synthèse, utilisé en intramusculaire. Elle revint peu après avec une seringue et Jody retourna doucement le corps de Clark, relevant la chemise d’hôpital afin d’avoir accès à son ferme postérieur.

— Hé, vérifiez qu’il n’y a pas de paparazzis ! Ils paieraient cher pour prendre une photo aussi croustillante.

Jody répondit à mi-voix :

— Je suis désolé. J’aurais dû attendre que nous soyons revenus en salle de soins, mais je tenais à vous soulager le plus vite possible.

— Pas de souci, Doc, je plaisantais.

— Je sais, répondit Jody, l’esprit ailleurs.

Il marchait à côté de la civière et, dès que Clark fut réinstallé dans son lit, il plaça les radios au mur, sur un panneau lumineux.

— Alors, c’est une fracture ? demanda Clark.

Jody opina.

— Oui, j’en ai bien peur. Il s’agit d’une fêlure de votre ulna… de votre cubitus, cela devrait se consolider sans vous laisser de séquelles. Vous aurez un plâtre de là… à là.

Il traça une ligne imaginaire sur le bras gauche de Clark, qui réagit à ce geste par un frisson sur tout le corps. Jody le remarqua sans faire de réflexion.

— En clair, le reste de la saison, c’est fichu pour moi… grogna le joueur.

— Quand se termine votre saison ?

— Vous ne connaissez vraiment rien au football, pas vrai ?

Jody secoua la tête.

— Rien du tout.

— C’est la première semaine de novembre, Doc. Nous sommes sur le point de commencer les matchs de qualification, mais maintenant, les seules balles que j’aurais dans la main, ce seront les miennes… dès que les entraîneurs m’auront castré.

— C’est une solution un peu drastique, si vous voulez mon avis. Une fois remis sur pied, vous serez comme neuf.

— Merde. Dites cela à mon père. Il va croire que ma carrière est terminée.

— Cela se pourrait, si vous étiez un quaterback gaucher.

— Ce n’est pas le cas, répondit Clark sans élaborer. Je vais devoir garder ce plâtre combien de temps ?

— Entre quatre et six semaines.

— Game over, grommela le joueur.

Les analgésiques commençant à faire effet, il était un peu sonné et ferma donc les yeux… C’était aussi bien, pensa Jody. Il n’aurait pas supporté le regard de ses yeux aigue-marine une minute de plus sans se pencher pour embrasser délicatement chaque paupière.

Le téléphone sonna, Jody y répondit instantanément :

— Dr Williams.

Il écouta la voix à l’autre bout du fil et répondit :

— Oui, je suis le médecin qui a pris votre fils en charge. Il souffre d’une fêlure au niveau de l’avant-bras et nous n’allons pas tarder à lui poser un plâtre.

Jody resta silencieux, son interlocuteur parlant sans discontinuer. Il finit par répondre :

— Non, Clark ne peut pas vous parler, mais je lui dirai de vous appeler dès qu’il sera en état de le faire… De rien, c’est bien normal.

Quand Jody raccrocha, Clark tourna vers lui des yeux vitreux.

— C’était… qui ? demanda-t-il, la voix pâteuse.

— Votre père.

— Voilà qui ne m’étonne pas.

— Il paraissait très inquiet. Il demande que vous le rappeliez aussi vite que possible.

— Bien sûr.

Clark soupira avant de refermer les yeux.

— Et si je ne le rappelle pas, ajouta-t-il, c’est lui qui le fera.

— Vous ne vous entendez pas avec lui ?

— Si, très bien… du moins tant que je suis ses directives à la lettre.

— Je vois.

— Tout va très bien, affirma Clark, avant de tourner de l’œil.

EN ME réveillant, je vis le médecin qui m’examinait d’un air inquiet. Ses yeux avaient une couleur chaude de caramel et la barbe qui ombrait sa mâchoire le rendait dangereusement sexy. Les médicaments me faisant planer, j’avais baissé ma garde, et je m’agrippai à ses doigts. Je fus réconforté de sentir la pression rassurante qu’il m’accorda. Je laissai ma main dans la sienne.

— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il.

Sa voix était aussi douce qu’une caresse.

— Comme si j’étais ivre.

— Vous avez mal ?

— Non.

— Tant mieux. Nous avons posé votre plâtre pendant que vous étiez inconscient.

Je fus surpris que tout soit terminé. Relevant la tête, j’examinai mon bras. Le plâtre blanc me paraissait appartenir à quelqu’un d’autre, tellement je me sentais loin de lui.

— Apparemment, vous avez fait du bon boulot, Doc.

— Tout ira bien, Clark. Je vais signer votre bulletin de sortie et vous pourrez rentrer chez vous dès que votre entraîneur reviendra. Je crois qu’il est encore à la cafétéria.

— Est-ce que je vous reverrai ? demandai-je.

Le tirant par la main, je le ramenai auprès de moi. J’avais la sensation que je ne pouvais pas le laisser partir ni empêcher ma voix d’être pleine d’espoir. Ma requête sonnait plutôt comme une supplique à mes oreilles, j’espérais que le médecin ne l’entendait pas de la même façon.

— C’est possible.

— Vous avez des instructions à me donner ?

— Gardez ce plâtre bien sec ; évitez les chocs ; et surtout, même si vous vous sentez des démangeaisons, ne cherchez pas à introduire à l’intérieur des objets pointus pour vous gratter. Vous vous feriez plus de mal que de bien.

— D’accord.

CETTE NUIT-LA, je rêvai de Jody. C’était un rêve récurrent, mais dans le passé, les visages m’apparaissaient brouillés, étrangers. Cette fois, la silhouette qui me poussa à m’agiter et à me retourner dans mon lit avait le visage du médecin. Le fantasme devenant de plus en plus intense, je me réveillai avec une érection douloureuse dont je m’occupai à la seconde, tout en imaginant la bouche du Dr Williams s’activer sur mon sexe. De haut en bas.

Je restai ensuite étendu en me demandant d’où tout cela provenait. C’était une chose d’agir sur une impulsion, comme je l’avais fait plus tôt dans la journée, mais rêver de cet homme… voilà qui était tout à fait différent. Être élevé dans une maison régie par un mâle alpha m’avait laissé peu d’opportunités pour jouir d’arrière-pensées aussi tordues. Si ma famille découvrait que j’étais intéressé par mon médecin, ou par n’importe quel autre homme à dire vrai, je serais à l’instant même jeté dehors. Même ma mère ne serait pas capable de me sauver.

J’avais perdu ma virginité à treize ans – probablement parce qu’avec mon mètre quatre-vingts, j’en paraissais dix-huit – dans une rencontre hâtive qui n’avait pas duré plus de cinq minutes. Ensuite, j’avais connu d’innombrables femmes, qui passaient dans ma vie en file ininterrompue. Je m’escrimai à coucher le plus souvent possible, en espérant que cela me détournerait de mes autres tentations.

Malheureusement, aucune de ces femmes ne m’avait donné envie de me ranger ni de m’intéresser à elle plus de quelques semaines. Elles ne m’échauffaient pas les sangs, elles ne participaient pas à mes fantasmes les plus secrets. Je m’étais forgé une réputation de coureur invétéré : le challenge ultime, celui qui refusait de s’engager.

Tandis que je prenais de l’âge, les femmes continuaient de se jeter dans mes bras, et je fis de mon mieux pour répondre à leurs attentes et à celles de mon entourage. Cependant, j’avais beau faire, je ne réussissais pas à oublier mes vrais désirs. Je continuais d’examiner certains hommes plus longtemps que j’aurais dû, en imaginant ce que je ressentirais si l’un d’eux s’agenouillait devant moi pour poser sa bouche sur moi… De telles pensées me hantaient quotidiennement. À présent, c’était mon médecin qui jouait le rôle principal dans mon peep show mental. L’imaginer nu et suppliant faisait exploser ma jouissance en quelques secondes.

Je n’avais pas réellement besoin de retourner aux urgences pour des visites de contrôle, mais je le fis quand même, juste pour le revoir. Il aurait pu m’envoyer paître. Après tout, il n’était plus responsable de moi, mais à chaque fois, il se montrait et m’auscultait rapidement afin de vérifier comment j’allais. Je prenais soin de porter des chemises difficiles à enlever, pour le forcer à m’aider. C’était un jeu ridicule et dangereux, je n’en recueillerais jamais les fruits, mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Je flirtais avec le désastre sans ressentir l’envie d’arrêter. Chaque fois qu’il me touchait, un courant électrique me traversait et arrivait tout droit à mon sexe.

Ce qui me poussait à revenir, c’était la certitude que Jody me désirait aussi. Tous deux, nous étions devenus accros à ces attouchements furtifs. J’en étais certain, parce que les mains de mon médecin tremblaient à la fin de chaque consultation, sa respiration changeait de rythme et devenait saccadée. Lors de ma dernière visite, il me jeta quasiment dehors, m’incitant à partir d’une voix rauque et lourde d’émotion dissimulée.

Ce fut durant l’un de ces contrôles que je pris ma décision : j’allais inviter mon médecin à dîner. J’avais un prétexte tout trouvé : le remercier de ses bons soins. En vérité, j’oubliai toutes mes précautions habituelles et une fois de plus, je cédai à mon impulsion.

— Je n’ai fait que mon travail, Clark. Vous n’avez pas à m’inviter.

— Peut-être, mais ça me plairait. Allez, acceptez…

— Clark, vous n’avez envers moi aucune obligation.

Le toubib paraissait très réticent. Probablement à cause de ce qui se passait entre nous durant mes visites régulières. Mais j’insistai, et il finit par céder.

Il me conduisit dans sa BMW noire jusqu’à Stakes, sur la baie. La voiture était d’une propreté immaculée, on aurait pu manger à même le sol, ce qui en disait long sur le propriétaire. Je me demandai si Jody était aussi minutieux et maniaque concernant les autres aspects de sa vie privée.

Une fois installés au restaurant, Jody demanda une Margarita glacée et moi, une bière Corona, comme d’habitude. J’attendis que le serveur apporte nos verres avant d’entamer la conversation.

— Parlez-moi de vous.

— Il n’y a pas grand-chose à raconter. Je ne suis qu’un simple natif du Mid-Ouest qui a réalisé son rêve de vivre à San Francisco.

Son sourire spontané faisait ressortir une petite fossette, ce que j’avais remarqué dès la première nuit, celle de notre rencontre.

— Vous étiez un élève brillant ?

— Pourquoi cette question ?

— Vous avez fait vos études à l’université de Stanford, pas vrai ?

— Je n’ai pas eu besoin d’être brillant, mon admission n’a été qu’un coup de chance.

— Ça m’étonnerait. Vous étiez probablement cité au tableau d’honneur de votre école.

Il éclata de rire, mais je n’en pris pas ombrage. Je savais qu’il riait avec moi, et non de moi. Nous étions en fin de journée, la barbe drue de ses joues lui donnait cet air dangereux qui me plaisait tant. Ses cheveux lui tombant sur le front, il les repoussait de ses longs doigts, d’un geste machinal. J’essayais d’imaginer ce que je ressentirais avec ces cheveux-là répandus sur ma poitrine…

Embarrassé de la direction que prenaient mes pensées, je saisis un morceau de pain et me mis à le déchiqueter.

Jody interrompit le tourbillon qui me bouleversait.

— J’étais un bon élève, admit-il. Et vous, venez-vous d’une grande famille ?

— Oh que oui ! Nous sommes nombreux, cinq fils. Je suis l’avorton de la portée.

— Vous plaisantez ?

— Non, je suis le petit dernier. Et j’ai subi toutes les brimades de mes aînés.

— C’est-à-dire ?

— Comme mes frères passaient leur temps à me martyriser, j’ai appris très jeune à me défendre. Je savais aussi m’enfuir à toutes jambes pour leur échapper. Je courais très vite.

— Comme Forrest Gump.

Cette réplique me fit rire, je voyais Tom Hanks courant à travers un terrain de football en technicolor.

Le serveur revint prendre notre commande.

— Brad, à votre service. Que désirez-vous, messieurs ?

Je lui balançai mon menu habituel : steak saignant et pommes de terre en robe des champs, avec de la crème. Jody choisit du poisson.

Tout à coup, le serveur colla son stylo derrière l’oreille et s’exclama avec enthousiasme :

— Hé, vous êtes Clark Stevens ?

Je hochai la tête.

— Mec, je suis un de vos super fans !

— Merci beaucoup.

— Je vous ai remarqué dès le début, quand vous avez commencé à jouer pour Cal. Vos résultats sont impressionnants, vraiment !

Je sentis mes joues s’échauffer, un défaut physique embarrassant dont je n’arrivais pas à me débarrasser, même en prenant de l’âge.

— J’ai entendu dire que vous vous étiez cassé le bras ?

Je levai ledit membre pour exhiber mon plâtre.

— C’est le toubib ici présent qui m’a remis en état.

Le serveur se tourna vers Jody.

— Ce gosse atteindra les sommets, Doc.

— C’est ce que j’ai entendu dire.

— Je vous apporte vos plats aussi vite que possible.

Il récupéra ses menus et disparut. Jody sirota une gorgée de son verre.

— Je n’avais pas réalisé que vous étiez aussi célèbre.

— Nous sommes à Berkeley, Doc. Ici, tous ceux qui aiment le football et l’équipe California Golden Bears me connaissent. En dehors de ce microcosme, je ne suis plus personne.

— À mon avis, vous êtes trop modeste.

— Je préfère que nous ne parlions plus de moi.

— Très bien. De quoi aimeriez-vous parler ?

— De votre prénom, Jody. D’où vient-il ? Est-ce que ce n’est pas féminin ?

Il